CARTONNAGES

Le carton ondulé, un espace de dévoilement de vagues régulières, mais aussi de déchirement aléatoire de la matière. Un jeu du hasard et de la nécessité, un décryptage des signes qui sont imprimés dessus, en surface, mais aussi de ceux qui sont inscrits au cœur de la pâte profonde.

Le carton, c’est en premier lieu une opportunité locale, à disposition de tous. La municipalité a décidé de faire un ramassage spécial des cartons dans le centre ville, auprès des commerçants qui reçoivent leurs marchandises empaquetées. Un camion passe pour cela en fin d’après-midi dans les rues du centre. Et les boutiquiers doivent mettre leurs cartons de la journée sur le trottoir, un peu auparavant. Il y a donc une possibilité démocratique de passer les choisir et de les prendre, juste avant le passage du camion. Jeu de cueillette aléatoire au bord de la rue. Déception ou chance : de trouver une merveille de matière, jetée ici ou là ; de préférer un carton tout neuf, ou bien usé et sali, dans l’état où il est laissé sur le trottoir.

Par des jeux plastiques, faire vivre ce matériau méprisé.

Le carton, c’est un matériau et une couleur qui est presque toujours la même, standardisée, sauf pour les rares cartons qui sont laqués de couleurs. Pour l’essentiel, c’est un marron léger, ou un beige moyen, en fait une pleine couleur tabac, comme un havane. Une couleur sur laquelle les noirs et les blancs de l’acrylique ressortent très fort, alors que les autres couleurs  deviennent un peu fades sur ce fond, mais avec des effets fumés intéressants. On peut jouer avec la peinture, les couleurs, les oppositions fortes et les fondus légers. Le carton est une teinte discrète, mais voluptueuse.

Sur cette matière carton, on peut également coller des papiers, bien sûr, mais aussi des épaisseurs supplémentaires de cartons pour esquisser des volumes, des tableaux épais, presque des sculptures de carton. Une plastique en trois dimensions. Jeu de collages entre les rythmes, qui superposent des surfaces lisses et des tranches ondulées. Partir à la recherche de la matière, interroger ce matériau qui est à la fois support et surface.

Les multiples épaisseurs incluses dans une seule feuille de carton ondulé (une peau extérieure, des ondulations internes, puis autre peau extérieure ; mais parfois il y a aussi des cartons doubles) invitent à des coupures, des scarifications et des déchirures plus ou moins profondes. Lever une seule épaisseur et c’est, au dessous, l’apparition des lignes horizontales d’une ondulation, rigoureuses, infiniment répétées, implacables. Un éclairage de côté les magnifiera, créant des ombres profondes. Jeu de rythmes.

Les ondulations parallèles de la chair intérieure du carton créent des vagues régulières, des lignes parallèles et des grilles, sauf lorsqu’on déchire en biais des lignes obliques, volontaires ou ondulantes. On obtient alors des sortes de caresses, souples et dansantes, qui jouent avec la rigueur des droites parallèles qui s’ouvrent en dessous. Mais les aléas des collages et décollages, les jeux du hasard engendrent eux aussi des découvertes. Voilà la fin des intentions catégoriques, le début des hasards, et le plaisir de se laisser aller à la surprise. C’est le jeu du collage-décollage, avec des effets plus en profondeur que celui qu’on peut faire sur un simple support papier.

En effeuillant les deux à trois épaisseurs d’un carton standard, auxquelles peuvent s’ajouter le soulèvement des épaisseurs de papiers collés et des couches de peinture ajoutées, on déshabille peu à peu le carton, c’est un strip-tease aléatoire. Mais c’est aussi la possibilité de construire un contre-point entre un effet de grille régulière et les mouvements libres du pinceau. Jeu du déterminé et de l’indéterminé. Histoires de vie, entre intentions, projets et aléas à affronter.

La couche extérieure du carton n’est pas forcément uniforme et lisse, comme une feuille de papier ou une toile à peindre. S’il a déjà servi pour du transport de marchandises, il peut être couvert d’inscriptions, de publicités, d’étiquettes. Il a eu une destination, une adresse, des annonces publicitaires à porter. A part ces tatouages quasi industriels, il peut exhiber aussi les marques de son usage ultérieur, de son itinéraire aléatoire. Des déchirures, des empreintes, des enfoncements. Dans son épaisseur, on lit alors un itinéraire de vie, avec lequel le pinceau, la craie, les pastels, les feutres vont pouvoir dialoguer, en ajoutant d’autres signes, d’autres couleurs, d’autres enfoncements peut-être. Jeu des accompagnements. Recherche aussi entre les codes inscrits, les normes imposées par l’usage intentionnel et ceux ajoutés par les aventures du transport, puis enfin ceux du geste de peinture. Le carton est un récit de vie économique, industrielle, fonctionnelle. Mais qui va maintenant dialoguer avec le rêve des formes dessinées et des couleurs ajoutées.

Le carton est aussi pour nous, un matériau de pleine actualité, mais une actualité à une double face, ou plutôt qui connaît des visages difractés.

Son usage dominant, aujourd’hui en pleine expansion, est celui de l’accompagnement de toutes les livraisons qui se font à domicile. Cette peau dont Amazon, DHL, ou la Poste entourent les vêtements fabriqués très loin, la hifi importés sur des grands bateaux, l’électroménager à peine sorti des conteneurs ; ce n’est plus seulement l’emballage des bouteilles de vin apportées à domicile. Les cartons sont à présent devenus le signe de la diffusion mondiale de la marchandise, livrée à domicile ou au pied du magasin-relais. C’est aujourd’hui le nouveau messager de la globalisation. Le carton accompagne toutes nos fringales d’objets et nos rêves impulsifs de consommation, emballés depuis Shanghai, Kwala Lumpur ou Manille.

Mais sa diffusion exponentielle en fait aussi le détritus le plus courant, la matière à disposition presque partout et donc l’épiderme généralisé des sans-logis, l’abris des mendiants organisés, et des nécessiteux qui récupèrent les déchets dans la rue. Il isole un peu du froid, de la dureté du trottoir, et du regard de l’autre. Estampillé « attention fragile » ou bien « made in PRC », il va être recyclé en toit temporaire, en esquisse de cabane ou en tente précaire. Il est le matériau des recours. Et il exhibera ou bien radiographiera discrètement, selon les cas, la trace des chocs dans les transports, les taches d’urine ou d’huile, l’empreinte des corps fatigués et de la déglingue, la crasse, la défaite sociale.

C’est donc aujourd’hui le matériau généreux d’un art pauvre. Au centre des contradictions du monde, c’est une matière à travailler pour une plastique ambivalente.